Chapitre II
Et le printemps revint…
J’arrivai à Afton vers midi, ce vingt-deux février…j’avais quitté Ma, le cœur alourdi d’une culpabilité que je ne parvenais pas à chasser, et avoir croisé ce salaud de Pop, en partant, ne l’avait en rien soulagée, bien au contraire. C’est en pensant à ma sœur chérie que je passai le portail, laissant derrière moi, toutes ces années, qui, avant qu’elle ne m’abandonne, me revenaient si légères, si pleines de sève, de joie, de sang et de vie…comme nous avions été heureux, malgré tout, tous les deux…!
J’avais voulu m’attarder sur le beau chemin, si souvent parcouru, le chemin de l’école…elle était là, avec moi…et je me surpris à sourire, retrouvant l’endroit où je tuai ce dindon, d’un coup de fronde. Nous l’avions caché pour le reprendre au retour, espérant le rapporter à la maison…Bouffé par un renard! La déception passée, nous en avions ri aux larmes.
Je me souvenais de ces moments où je pouvais lui dire, et je ne m’en privais pas, tout ce qui me passait par la tête, où je la faisais rire de ce joli petit rire en cascade, à jamais effacé.
Tout au long du chemin, elle fut avec moi. Je m’arrêtais souvent pour encore regarder ce que nous regardions, ensemble… et lui parlai, parfois…
Je sortis de la forêt…les premières maisons du village apparurent, d’abord clairsemées, puis plus nombreuses, se pressant, pour former le goulet de la grand-rue… L’école, où sévissait toujours la grosse Humperdink… l’église, où radotait ce bon pasteur… marchant entre les deux murs de façades des maisons, serrées les unes contre les autres, je me dirigeai vers la mairie, sur la grand-place, où se trouvait le centre de recrutement. Il était midi, et au milieu de tous ces gens affairés, se hâtant dans la rue, j’avais l’impression de ne pas être à ma place,un importun auquel nul ne prêtait attention… étranger.
L’agitation grouillante, cette foule de gens pressés, l’odeur indéfinissable qui semblait en émaner, me causait un malaise que je ne parvenais pas à dissiper. Je hâtai le pas vers mon but.
La mairie était fermée.
Sur la grand-place, le bélier de la fontaine pulsait ses jets…Sur le boardwalk, de l’autre côté de la rue, je vis passer une silhouette féminine, j’eus l’impression qu’elle avait tourné la tête pour me regarder…Dieu! Qu’Elle me manquait…
J’avais faim, mais je ne pouvais pas m’imaginer, un instant, avaler une bouchée au milieu de toute cette presse. Aussi, je rebroussai chemin et quittai Afton pour retrouver la lisière. Libéré, pour un temps, de ce malaise que je ne comprenais pas… je retrouvai mon rythme, les odeurs qui m’étaient familières, m’assis sur une souche, dans la première clairière venue et sortis mes victuailles de leur emballage et alors que je commençai ce repas rustique, vinrent me visiter, les images de ce qui était déjà, un là-bas … déjà, un avant…
J’étais accablé, assailli par les pensées les plus sombres…je n’avais pas encore compris qu’il me faudrait, désormais, choisir: vivre dans ce constant écart entre la torture de savoir mon paradis à jamais perdu et une réalité qui ne m’offrait qu’un visage hostile… ou bien, me lever et me battre.
Me penchant sur les pierres du ruisseau qui coulait à deux pas, j’y bus à longs traits, essuyai mon poignard sur mon pantalon de cuir, le rangeai dans sa gaine. Après avoir soigneusement remballé mes provisions, je les glissai dans mon havresac, que je jetai sur une épaule, et empoignai le Sharps, que je mis à la bretelle sur l’autre.
— Pauvre con, tu sais donc pas lire… le recrutement c’est le matin … y a des affiches partout en ville. Tu peux pas ouvrir les yeux, hein? Tu te crois encore dans ta cambrousse, pauvre plouc, va! Allez! Ouste! Moi j’ai pas que ça à faire… Ah! Ces bouseux! Faut vraiment tout leur dire.
Je venais de me faire recevoir par le sergent responsable des rôles pour Afton .
La petite bande de fayots présents dans son bureau me raillèrent, avec des ricanements de complaisance, et j’en éprouvai la même colère que quand la grosse Humperdink me rabrouait et que sa petite cour de lèche-cul lui emboîtait le pas, en rajoutant même.
Je sortis sous les ricanements de l’un et des autres.
L’affût, ça me connaissait… j’avisai les écuries qui faisaient face à la mairie. Il y avait toujours du va et vient dans ce genre d’endroits, aussi, je me glissai à l’intérieur, sûr de ne pas être repéré, et montai à l’étage, de là, sur le toit. Embusqué derrière l’enseigne, personne ne pouvait me voir…par contre, j’avais une vue imprenable sur la grand’ place. Je passai l’après-midi aux aguets… je savais faire.
Dans la soirée je vis la petite bande sortir par la porte principale, mais pas le sergent. Il ne sortit que plus tard, à la nuit tombante, par une porte sur le côté du bâtiment. Alors qu’il sortait un trousseau de clés, je dégringolai les marches de l’escalier et me retrouvai bientôt dans la rue… il rangeait son trousseau et commençait à s’éloigner. Je le suivis, à bonne distance…
Il s’engagea bientôt dans une ruelle. J’avais appris, depuis ma plus tendre enfance, à marcher sans faire le moindre bruit, et me retrouvai derrière lui, sans qu’il fut le moins du monde en éveil. Je touchai son épaule, il porta la main à son revolver et se retourna. Quand il me vit, il écarquilla les yeux… il eut le temps de me reconnaître.
Je retournai où je me sentais chez moi. De toute façon, sans argent, sans relations au village, je n’avais pas d’autre solution. Je retrouvai ma clairière, et avec quelques pierres du ru, alors qu’une hulotte m’interrogeait sur ma présence chez elle, construisis un foyer, et allumai un feu. Et, frottant mes phalanges, un peu endolories, après un repas rapide, m’enroulai dans ma couverture, et cherchai le sommeil.
Le lendemain, quand je poussai la porte du bureau de recrutement, c’est un caporal que je trouvai, je le reconnus immédiatement…lui aussi se souvins de moi, je le vis de suite.
Je lui donnai un faux nom, qu’il écrivit sur les listes, puis il me tendit l’imprimé sur lequel se trouvait mon premier ordre de mission: rejoindre le centre de regroupement pour la région militaire d’Afton…par mes propres moyens. Avant de sortir, le regardant, bien en face, je lui recommandai de saluer son sergent de ma part, je pense qu’il comprit l’allusion car, en riant jaune, il me salua.
Voilà, je faisais partie de l ‘armée confédérée.
Je lus sur l’ordre de marche qui m’avait été remis, que le centre de regroupement se trouvait à Johnson City dans le conté de Carter à vingt-quatre miles d’Afton. Je décidai de ne partir que le lendemain et allai chasser dans l’après midi. Bien m’en prit, car j’abattis un jeune sanglier dont je prélevai le foie et les rognons, et chargeant la bête sur mes épaules, après l’avoir éviscérée, repartis à Afton pour le vendre dans un hôtel, j’en tirai la somme rondelette de cinq dollars que j’exigeai de recevoir en pièces, je n’avais aucune confiance dans ces bouts de papier, les billets.
Je retournai à mon camp de fortune, plus léger qu’à l’aller, cette bestiole devait bien peser ses quatre-vingts livres, avec cinq beaux dollars en poche, que j’avais bien mérités, et qui allaient grandement me faciliter les choses.
J’allai ramasser du panais sauvage, que je fis cuire avec de belles tranches de foie et un rognon, sur les pierres de mon feu, enroulai le reste dans une écorce de bouleau que je fermai de trois branchettes, et après ce repas de roi, me blottis dans ma couverture et m’endormis.
Le lendemain, après un petit déjeuner de galette et de lard, je pris la route. J’avais de l’argent et j’aurais pu me renseigner sur un trajet en diligence, mais je me sentais plus libre ainsi, et vingt miles de marche, ne m’effrayaient pas. J’arrivai au soir, aux environs de Johnson City, décidai que l’armée m’attendrait jusqu’au lendemain, et m’installai dans un bosquet où je passai la nuit.
J’entrai dans Johnson City.
Si Afton m’avait donné un sentiment de malaise, que dire de ce que je ressentis en traversant ces faubourgs qui me semblaient interminables…Plus j’avançais vers le centre, plus l’agitation devenait frénétique, des bruits assourdissant dominaient une rumeur constante, me faisant parfois sursauter et dans la fourmilière animée par un mouvement vertigineux, je hâtai le pas moi aussi, pour essayer de fuir ce qui m’apparaissait comme une folie collective.
Comment pouvait on simplement vivre ici? Où étaient les arbres, les ruisseaux, l’herbe? Tout n’était que grisaille et poussière, et une puanteur douceâtre me semblait émaner de ce décor de naufrage et de malaise, accentuant mon impression de nausée et de lassitude.
Oh, Maureen…! Qu’est ce que je suis venu foutre ici..?
Je dus demander mon chemin à des passants à plusieurs reprises, certains ne me répondant seulement pas, et après de nombreux détours et hésitations, je finis par me retrouver devant les grilles de la caserne du Troisième Régiment d’Infanterie du Tennessee.
La cour, où flottait au bout d’une hampe, dressée au milieu, le drapeau de la Confédération, grouillait d’hommes, désœuvrés, certains déambulant par petits groupes, d’autres cheminant seuls, d’autres encore, assis, là, contre un mur. Encore, une foule… mais, celle -ci n’avait plus rien de pressée, elle semblait plutôt attendre vainement quelque chose…
C’était donc ça? J’étais venu chercher, ici, une absurdité encore plus absurde que celle que j’avais voulu fuir? Une panique glacée, face à ce qui m’attendait de l’autre côté m’empoigna. J’entendis, alors une voix, la mienne…
— Tu y es, maintenant! C’est ce que tu as voulu, non? Alors , si t’ as des couilles, tu y vas!
J’entrai dans la caserne.
Après avoir erré toute la journée et une partie de la nuit dans ce nulle part, je me retrouvai le lendemain, comme un veau qu’on amène, abruti de ce qu’il ne comprend pas, là où on voulait qu’il aille: une file que l’on nous avait fait former à grands renforts de cris et d’engueulades:
Je lus la pancarte: « Fourrier »… je ne savais pas ce que cela voulait dire…
— Mais…? C’est quoi « Fourrier »? …On va où, là?
J’avais pensé à voix haute, un gars dans la file me répondit:
— Y vont nous donner le flingot, les uniformes, pis les chaussures, pis tout!
— Ah…! Ok, Ouais…merci!
Au moment où l’armurier me tendit le Enfield 56 réglementaire , en même temps qu’il me demandait de signer le reçu, je refusai.
— Merci, mais, je préfère garder le mien… C’est un bon fusil… Un Sharps… Je veux pas vous…
Je le mis hors de lui, et après m’être fait copieusement engueuler:
— Sors toi de là, bougre de con! Attends, on va bien voir… Allez, bouge! J’appelle le pitaine… On va bien voir…
je fus sorti de la file, et, pendant que la distribution des fournitures se poursuivait, je patientai…encore.
Presque une heure après, un capitaine arriva.
Pendant que l’armurier lui expliquait son grief, il m’observait, attentif. Au bout d’un moment, je le vis se diriger vers moi.
— Alors, soldat ? Déjà rebelle? Notre matériel ne te convient pas…?
— Non…! Non! C’est pas ça, Monsieur…
Il regarda le Sharps.
— Mon Capitaine…! On dit: mon Capitaine. C’est une bien belle arme… Tu sais bien t’en servir?
— Oui, mon Capitaine…très bien.
— Bon… ! Eh, bien! Tu vas nous montrer ça… Suis moi!
Il retourna parler au sergent armurier, qui me jeta un regard noir… je gardai mon Sharps.
Le soir, après la «soupe », une louche de haricots… Sommers, le capitaine, c’est ainsi qu’il se nommait, me fit appeler. Un « cabot » vint me chercher à la tente qui m’avait été affectée, nous y étions logés à cinq.
— C’est toi qui s’appelle Byrne? Viens, le pitaine veut te voir!
Je le suivis jusqu’à la tente du capitaine. Il était assis, écrivant, à une table de bois, une lampe à pétrole l’éclairait, ainsi qu’une bougie, qui brûlait dans une soucoupe, posée devant lui. Il portait des lunettes rondes à monture d’acier, qu’il retira quand il me vit entrer. Il posa les coudes sur la table et me fixa un instant.
— Bonsoir, mon Capitaine!
— Bonsoir soldat, regarde moi!
Il porta, sur la tranche, sa main droite à son front, doigts tendus.
— Voilà comment on salue, militairement…! A toi!
J’imitai son geste.
— Très bien… Byrne …ou Burns, peut-être? C’est le nom que je lis sur l’ordre de mission qui t’a été remis…
— C’est Byrne, mon Capitaine, B.Y.R.N.E… Le sergent a dû se tromper.
— Oui… Peut-être…— Il souriait, caressant sa moustache — . Peu importe! Tu sais que tu m’as impressionné cet après-midi! Dix cartouches, dix coups au but, et les deux derniers à quatre cents yards…! je n’avais jamais vu ça!
— J’ai l’habitude, mon capitaine. Je chasse beaucoup…
— Ça fait un moment que j’en ai l’idée…Ce sont les yankees qui me l’ont donnée: ils ont créé un régiment, un régiment tout entier de « Sharp shooters », de fins tireurs….Tu seras le premier élément de l’unité que je veux créer ici : à partir de maintenant, tu es attaché à ma compagnie, tu en es son premier tireur d’élite. Qu’en dis-tu?
— Ça me plaît, mon Capitaine! Ouais, ça me plaît vachement…!
— Tant mieux! Tu prends tes ordres directement de moi, dorénavant, et de moi seul, je suis bien clair? Ouvre l’œil, fais preuve d’initiative. Si tu repères un gars doué, tu me le signales immédiatement. Salut soldat!
Il me salua et je lui rendis son salut.
De retour à la tente, mes voisins de chambrée me questionnèrent:
— Alors…alors, qu’est qu’y t’ voulait?
— Rien…une erreur sur mon nom.
L’ennui… l’ennui absurde, lourd et lent …. exaspérant, l’ennui qui tue… lent, lent . Deux jours, j’étais enfermé dans ce non-sens, depuis deux jours, et déjà, je n’en pouvais plus. Je sentais monter en moi une colère et un malaise, qui me faisaient physiquement souffrir, j’étais fait pour le travail, pour dépenser, tout le jour, cette énergie dont mon jeune corps débordait, il me fallait courir les bois, inlassablement, pour brûler cette vitalité débordante, comme je l’avais toujours fait …Tout ici me portait au déséquilibre, je sentais que je pouvais exploser d’un instant à l’autre et commettre des actes qui seraient jugés comme de la folie, alors que la folie, c’était là qu’elle était, imprégnant tout ce que l’on m’obligeait à vivre, à chaque instant de ces journées…
Je demandai à voir Sommers. Et patientai… Quand il me reçut, je le saluai.
— Bonjour soldat… Tu es très beau dans cet uniforme…
Nous venions de recevoir notre nouvelle tenue, à la française, casquette souple bleu ciel, veste bleu ciel à parements jaunes, pantalon bleu ciel…
Sous le compliment, la moquerie, j’y répondis:
— On dirait des filles…!
Sommers éclata de rire.
— Ah! Byrne, tu es impayable…! Alors, tu as du neuf?
Devant son air attentif, je craignis de le décevoir…
— Ben… Pas vraiment, mon Capitaine...— Ne jamais dire « Non »…ça j’avais appris. — mais j’ai pensé à quelque chose. — bien sûr , je ne parlai pas de mon état d’esprit, j’avais déjà compris qu’ici, l’individu devait fermer sa gueule sur ses petites misères. — J’ai remarqué que les cuistots avaient pas grand-chose à mettre dans les marmites, aussi, je m’ suis dit que si j’ pouvais aller à la chasse, j’ pourrais, peut être bien améliorer l’ordinaire… mon Capitaine…
Il me considéra un moment, hochant la tête…Puis:
— Vas-y! Vas-y , Byrne…! Et ramène nous quelque chose de bon…!
Il griffonna quelques mots sur un imprimé d’ordre de mission et me le tendit.
— Merci mon Capitaine… Et pis, tant que j’y suis : J’ai plus que trois cartouches pour mon Sharps… Est ce que vous m’autorisez à aller en ville pour en acheter?
— Écoute, on voit ça à ton retour. Les sorties en ville, ça ne dépend pas que de moi.
Il était déjà tard, la journée était bien avancée …Il devait être à peu près cinq heures.
Je quittai mon uniforme, et revêtis mes vrais vêtements, ma seconde peau: le pantalon taillé par Ma et cousu par Maureen, ma veste de cuir, elle aussi fabriquée par leurs soins, je gardai dessous, la chemise blanche à col officier, qui était très agréable à porter. C’était la meilleure heure pour la chasse… avec l’aube, on ne pouvait plus propice.
J’empoignai mon Sharps, pris les trois cartouches qui restaient, dans mon sac
— Où que tu vas, Byrne… Où que tu vas?
Et sortis de la caserne après avoir présenté le billet à la sentinelle de faction, à l’entrée.
J’avais dit que je savais faire… il fallait, maintenant, le prouver.
Je courus, pour sortir de la ville, trop heureux de pouvoir m’enfuir… je riais… j’avais un but….et quel but!
Le pays, à cette époque était couvert de forêts… Les choses ont bien changé, n’est ce pas…?
Très vite, à la sortie de la ville je retrouvai mes chers espaces. Ceux auxquels je savais appartenir. J’entrai dans la forêt et tombai à genoux, la remerciant pour la bénédiction qu’elle était…Maureen…
Je m’enfonçai dans les bois…
Je m’en donnai à cœur-joie, retrouvant avec une bonheur profond ce que j’étais, et passai toute la nuit aux aguets, d’une cache à une autre, d’une poursuite à un affût, et au matin j’avais deux sangliers, abattus des premières branches d’un arbre, presque à bout portant, ainsi que trois dindons, c’était la période des parades nuptiales et les approcher, était un jeu d’enfant… Je les tuai à la fronde.
Sommers m’attribua un attelage et une charrette, et je ramenai à la caserne pour la cinquième compagnie, de quoi faire quelques repas, qui changeraient de l’habituel et maigre « rata ». J’étais en passe de devenir un héros!
Le lendemain, j’obtins de la main mon capitaine une autorisation de quatre heures, pour me rendre en ville. Je dépensai mes cinq dollars et achetai chez un armurier cinquante cartouches papier pour le Sharps: un investissement.
J’allais, désormais, à la chasse tous les soirs, et les sentinelles, maintenant me connaissaient. Au matin, nous allions avec une escouade récupérer le gibier. Je fus accompagné à plusieurs reprises par le lieutenant Trent, il était mon chef de section, mais ayant été briefé sur mon statut, sachant que je dépendais de Sommers, il me fichait une paix royale, et nous nous entendions plutôt bien. Je crois qu’il n’était pas fâché de pouvoir s’échapper, lui aussi, d’une routine qui pesait à tout le monde. J’allais dormir dans la matinée et étais la plupart du temps, exempté des marches, séances d’ordre serré, et autres corvées.
A quelque temps de là, me vint une idée… Je m’en ouvris à Sommers:
— Vous savez, mon Capitaine, dans la forêt, on peut aussi trouver plein de bonnes choses à manger, y a plein de plantes et pis des racines, on pourrait en ramasser pour faire des soupes…
Le lendemain, la compagnie partait pour des manœuvres… alimentaires.
Je choisis un autre coin de forêt que celui où j’allais chasser.
— Ça, Byrne, qu’est ce que c’est?
— Chicorée, très bon! Tu prends…
— Et ça?
— Asperges sauvages… délicieux! Les orties.. . Ramassez aussi les orties!
A la fin de la journée, les sacs étaient bourrés de « bonnes choses » que je repassai toutes à l’inspection… Certaines plantes toxiques avaient pu être ramassées par erreur, il valait mieux m’en assurer. Les digitales sont tellement belles, que pour certains, elles auraient pu être tentantes…
Au bout de quelques jours de ce régime, la cinquième pétait le feu et Sommers était aux anges.
Peu de temps après, la compagnie reçut l’ordre de se mettre en marche pour rejoindre Clarksville, distante de trois cent cinquante miles, il nous faudrait marcher pendant pratiquement deux semaines pour y arriver, cinq chariots rouleraient avec nous, transportant le matériel lourd, ainsi que la « roulante ». On marcherait avec la trois et la une, ce qui ferait un effectif total de plus de six cents hommes.
Pour beaucoup, cette route fut un véritable calvaire. Ceux qui n’avaient pas l’habitude de marcher, souffrirent vite… à raison de vingt miles par jour, la fatigue en gagna rapidement plus d’un, mais le pire fut pour les plus pauvres d’entre nous, ceux qui n’avaient pas de chaussures,( on nous avait distribué de jolis uniformes mais pas de chaussures… et pour cause: il n’y en avait pas!) et marchaient pieds nus, ils étaient quelque-uns… Ils avaient beau avoir l’habitude, ils se retrouvèrent pour certains, avec des blessures qui leur faisaient endurer un véritable supplice et qu’il était impossible de soigner. Sommers dut se résoudre à les autoriser à quitter la colonne et à rentrer sur Johnson City… comme ils pourraient. Les autres chefs de compagnie firent de même. Les malheureux rebroussèrent chemin, après avoir reçu l’ordre de mission qui les couvrait: on avait déjà entendu parler de désertions… et bien que la guerre ne fût pas encore déclarée, celles-ci étaient punies de la peine de mort.
Le jour du printemps, nous entrions dans Clarksville.
Notre compagnie fut la première a y entrer, je compris vite pourquoi…Sommers, qui connaissait les ordres, savait qu’il aurait à nous distribuer au fur et à mesure de notre avancée, chez l’habitant; la population avait été prévenue que ceux qui possédait un jardin, un bout de terrain quelconque, seraient tenus d’y accueillir au moins un soldat sous tente. Premier arrivé, premier servi! Voilà pourquoi Sommers nous avait un peu poussés sur les derniers miles…
Devant une maison de bois, blanche, d’aspect coquet, entourée d’un jardinet, Sommers me fit appeler. Me désignant la maisonnette, la maison suivante, une grosse maison cossue, n ‘avait pas de jardin:
— Byrne! Toi, tu es ici! Tu te présentes, d’accord? Poli et tout…Tu te souviens que dans le Sud, nous sommes des gentlemen, pas comme ces salauds de yankees! Informe les propriétaires que je viendrai me présenter demain dans la journée.
— A vos ordres, mon Capitaine!
Je regardai la colonne s’éloigner, les hommes traînant le pas, harassés par cette marche forcée de plus de deux semaines.
Après avoir traversé le petit jardin, je m’approchai de la porte d’entrée, enlevai mon vieux chapeau — j’étais dispensé du port d’uniforme — relevai ma mèche, dans un geste machinal, et frappai à la porte.
Celle-ci s’ouvrit, sur une vieille femme maigre, à l’air revêche.
— Je vous ai bien vu arriver, mais j’ai, voulu vous laisser le temps… Bon, alors c’est vous?
— Oui, bonsoir Madame. Je m’appelle Byrne, Sean Byrne, et mon Capitaine, le capitaine Sommers m’a désigné votre maison. Il m’a dit qu’il viendrait se présenter à vous demain… Voilà, j’espère que je ne vous gênerai pas trop… je vais me faire tout petit!
Elle me lança:
— Avec votre carrure, ça va pas être simple… Bon… installez vous dans le jardin de derrière, et tâchez de pas rien déranger !
— Entendu… Merci, Madame… Bonsoir.
— C’est ça, bonsoir!
Elle referma sa porte… L’accueil était frais, mais il était vrai que nous causions un fichu dérangement. Je tournai l’angle de la maison, et me retrouvai dans un joli petit jardin, un peu fouillis, mais agréable. Sur le coté se trouvait un appentis, je n’avais pas trop de place pour installer ma tente, et il fallait « pas rien déranger »… je choisis de l’installer là, près de l’appentis, presque contre le mur de la maison voisine, ce qui m’abriterait des vents d’est.
A plusieurs reprises, alors que j’installai mon bivouac, j’eus la sensation d’être observé. En chasseur que j’étais, mes sens, même quand je ne prêtais pas particulièrement attention, étaient constamment en éveil, et il m’avait bien semblé percevoir un mouvement, plusieurs fois, sans que j’identifie précisément sa location.
Je fis ce que faisais à la chasse, je m’immobilisai, aux aguets. Très vite, j’eus la confirmation que mes sens ne m’avaient pas abusé, par intermittences, le rideau de la fenêtre, à l’étage de la maison voisine, bougeait.
J’entrai sous la tente, et me mis en embuscade. Il me fallait attendre, provoquer l’impatience, mais pas trop… au bout de quelques minutes, je jetai un œil sur la croisée, là haut.
Une femme!
Le temps d’un regard, je me rejetai en arrière… alors que c’était moi qui étais épié, j’eus conscience que c’était mon regard qui eût été indécent, si elle avait dû le croiser…
Dieu, qu’elle était belle!
Des boucles brunes, floues, s’échappaient d’un lourd chignon, encadrant le beau visage, aux contours délicats, aux traits fins, dans lequel brillaient des yeux de biche, elle avait de gracieux sourcils, qui s’arquaient sous le haut front pur, un joli nez mutin surmontait la belle bouche pleine, aux lèvres délicieusement ourlées.
En une fraction de seconde, la beauté de ce visage s’imprima, à jamais, dans ma mémoire. Je restais ébahi…
Quand je risquai, à nouveau un coup d’œil rapide vers le haut du pignon… le mirage s’était évanoui.
Ce soir là, pour la première fois depuis bien longtemps, je m’endormis avec une autre image en tête, que celle du visage de ma Maureen chérie…
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